'Une main' (1933) de Charles-Ferdinand Ramuz : commencer par la précision

Crédit : photo de l'auteur






Une main, édité en novembre 2018 aux éditions Zoé, est un journal de convalescence. 1931. Mois de janvier. Une plaque de verglas. Ramuz tombe et se brise l’humérus gauche. Il faut alors se remettre, se rééduquer, reprendre le travail qui tout d’un coup prend une autre dimension (ou bien sa véritable dimension se révèle-t-elle pleinement), car il faut faire des exercices, et tout ce que l’on faisait avant (couper les pages d’un livre, remplir une cigarette, écrire), sans y penser, doit être de nouveau pensé et considéré, avec effort, redevient un exercice – qu’il a toujours été.

(Tous les extraits ci-dessous se suivent dans le texte)


Un des signes qu’on va mieux, c’est le goût qu’on reprend aux choses qui vous entourent. La serrure d’une porte, la forme et la couleur des poutres du plafond, un bouquet de soucis sur le fond blanc du corridor. Toutes ces petites choses qui vous parlaient autrefois agréablement au passage, puis elles s’étaient tues ; puis voilà qu’elles recommencent à parler. Une, un matin ; une autre, le matin suivant ; une autre encore : toutes ces petites choses qu’on trouvait jolies, puis on ne les a plus même vues, puis on recommence à les trouver jolies, et elles vous adressent au passage comme un mot d’encouragement. C’est leur seule utilité ; car autrement elles ne servent à rien. Je veux dire qu’elles ont bien une fonction, mais que leur forme et leur aspect sont indépendants de leur fonction ; et qu’ainsi elles pourraient être quelconques, ou laides, et alors servir davantage, mais que cette utilité-là est celle précisément qui ne m’intéresse pas. (…)


L’importance des choses qui nous parlent.

Et l’idée que c’est leur seule utilité véritable. L’utilité qui n’est pas la fonction, qui la dépasse de beaucoup. L’utilité des choses quand elles sont assez jolies pour qu’on y ait goût, et quand elles nous parlent. L’exubérante utilité des choses inutiles, chez Quignard.


(…) J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon, tandis que je suis à la mienne. Elles ne veulent pas d’avance ce que je veux, par une disposition qui leur a été imposée, en vue de mes commodités ; elles veulent ce qui leur plaît, elles ont une volonté à elles dont il faut que je m’accommode, parce que moi j’en ai une à moi. C’est une lutte qui commence. Il y a la ruse, il y a la force ; on peut les aborder de front ou les tourner ; l’essentiel est qu’il y ait en elles une qualité et leur utilité seule n’en est pas une. Toute résistance vous oblige à être présent. Ce qui sert immédiatement et nécessairement, au contraire, n’est pas vu par vous, reste inexistant. Toute qualité est dans être : j’entends une certaine façon d’être, qui est à la fois hors de vous et est en vous. Tout vrai plaisir est seulement dans le rapport qui s’établit entre deux formes d’existence. L’inutile est ce qui ne vous vaut pas ce plaisir. L’inutile peut donc être dans l’immédiatement ou le matériellement utile.


Il dit « une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon (…) », or quand dans la même phrase il parle de choses qui nous résistent, de quelque chose de trop grand et d’une cheminée mal foutue, je pense à la cheminée monumentale, extravagante, monstrueuse, vivante, amicale de Melville dans Moi et ma cheminée (même si la sienne tirait plutôt trop bien, j’imagine). La cheminée de Melville si gigantesque, d’une gigantesque inutilité, gratuitement gigantesque, encombrante, gênante, malaisante pour tous les esprits pragmatiques et commodes, mais si essentielle dans son inutilité même pour le narrateur de Melville. La lutte commence, comme sur le Péquod entre Achab et sa baleine. Ruse, détour. Une résistance du lieu qui nous « oblige à être présent », qui nous rend vivant. Le plaisir est dans le rapport entre deux formes, le montage. L’ultime phrase de l’extrait reprend celle de Quignard citée plus haut.


Il y a des hommes (les hommes d’action) pour qui il importe seulement d’aller vite, de ne pas perdre une minute en se rasant, en se baignant, en s’habillant ; il y en a d’autres (comment les nommer ?) pour qui les minutes qui comptent sont précisément celles qui pour les premiers seraient perdues, à cause d’un gain intérieur qui pour eux est tout et pour ceux-là rien. Qu’ils fassent, moi je ne fais pas, parce que je fais en ne faisant rien. Qu’ils aillent, qu’ils se déplacent dans l’espace en tout sens, et le plus rapidement qu’ils voudront ; moi, c’est en restant immobile que je me déplace le plus et le mieux.


Pourtant au début du livre, Ramuz raconte comment il se déplace, sans cesse et vite, mais dans sa chambre, qui a le mérite d’être assez grande, et qu’il parcourt en long en large et en travers. C’est encore de l’immobilisme sans doute. Donc de précieuses minutes, à se tenir le bras et à penser. Entre cette déambulation du début du livre et les passages que je cite ici, il y a deux pages (68 et 69), très belles, où Ramuz est assez déprimé, parle de l’illusion de « faire », dit que « faire » c’est n’avoir rien fait, qu’il n’y a aucune satisfaction dans le travail, dans l’économie, dans le fait d’avoir des enfants, dans le fait plus généralement d’avoir. Les seuls bonheurs possibles sont dans l’être, dit-il, être parmi ce qui est, être dans le rapport avec les choses, dans la contemplation. « Je vois que le vrai rapport est de ce qu’on est à ce qui est, dans le contact de l’homme tout entier à la chose toute entière (et ensuite si possible faire en sorte qu’on puisse le communiquer) ». Quand même le communiquer, si possible. Dans ses Essais, Montaigne dit : « Nul plaisir n’a saveur pour moi sans communication : il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l’âme, qu’il ne me fâche de l’avoir produite seul, et n’ayant à qui l’offrir. » Propre de tout écrivain·e sans doute. Et on sait que Ramuz ressasse et en arrive là, au plaisir d’éprouver le rapport entre les choses et de le communiquer, en marchant dans sa chambre, car on lit « Aller, retour. », et plus loin « Je vais, je viens ». Marcher c’est penser (comme chez Rousseau ou Thoreau ou Reclus), même entre quatre murs (et sans doute Montaigne, en rond, au sommet de sa tour de livres).


Il y a des architectes qui imaginent un homme abstrait partout le même, pour qui ils construisent des maisons-standard partout pareilles elles aussi, et qui ne prétendent à d’autre mérite que celui d’une parfaite commodité : il me plaît, à moi, d’être dans une maison pleine de coins et de recoins inutiles, et d’opposer à leur jacobinisme mes besoins d’homme particulier. Qu’est-ce qu’il reste aux habitants de ces maisons perfectionnées, où ils sont si strictement obéis dans un espace si strictement mesuré, – au moment où ils ne font plus, où ils ont fini de ‘faire’, et où tout ce qui les entoure n’étant là que pour les y aider est comme s’il n’était pas, ne les y aidant plus. Ce qui leur reste, il faut le dire : le spectacle du ciel étoilé. Car ces architectes-jacobins sont aussi, et s’en vantent, des ‘poètes’*. Ils entendent bien réserver à l’homme ce qu’ils appellent sa ‘part de rêve’. Ils ont machiné des toits en terrasse, avec des fleurs et des buissons en pots ; – et puis des fauteuils à bascule où il n’y a qu’à se laisser aller pour être face à face avec la majesté des astres. Ah ! J’aime mieux mon bouquet de soucis. Je n’aime pas qu’on soit ‘poète’. J’aime mieux mon pressoir qui ne sert plus ou ne sert guère que deux ou trois jours par an, mais où la vieille palanche en bois de chêne à la surface polie par trois ou quatre générations de pressureurs me semble plus riche en enseignements de toute sorte que la contemplation de la voie lactée. Il faut en tout cas commencer (ou tâcher de commencer) par la précision. Il faut commencer par ce qui se laisse embrasser aisément. Il faut commencer ou recommencer par les petits commencements.

* d’après une note de l’éditeur, Ramuz viserait ici Le Corbusier.


Le besoin vital de coins et recoins inutiles. (Sans aller jusqu’à parler de pièce inutile, cette chose que Perec a tant de mal à concevoir dans Espèces d’espaces).

Que nous reste-t-il quand on a fini de « faire » ?

Le mot « réserver » avec « part de rêve », tristesse inouïe, puis « ils ont machiné ». Avec toute la mesquinerie que le mot porte ici.

Le vieux pressoir qui porte sur lui la marque du temps et des mains de ceux d’avant.

Et puis cette fin étonnante. « Commencer par la précision », par ce qui « se laisse embrasser aisément ». Le pressoir, le bouquet de soucis (et le choix de ces fleurs-là, son bouquet de soucis plutôt que la quelconque poésie du vaste univers), plutôt que toute la voie lactée. La précision de l’objet d’abord, de l’outil, des plus petites marques sur la palanche qui portent en elles des décennies. Aller au plus petit d’abord, au coin, au recoin inutile ou guère utile que deux ou trois jours par an.


Portrait de C.F. Ramuz (c) Fondation C.F. Ramuz

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