‘David Copperfield’ (1849-50) de Charles Dickens et ‘Construire une maison’ (1906) de Jack London : habiter dans un bateau

Crédit : photo de l'auteur


Dans le souvenir de nos bibliothèques, deux œuvres peuvent être ainsi reliées par le hasard d’un navire (…)
 
Patrick Deville, L’étrange fraternité des lecteurs solitaires, Seuil, 2019, p.51


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Publié en 19 livraisons mensuelles en 1849-50, alors que Dickens est au sommet de sa gloire. Lu dans la traduction de Sylvère Monod pour Flammarion de 1978, reprise en 2015. Le meilleur, dans David Copperfield, est au début. Est-ce dû au mode d’écriture et de publication du feuilleton, qui force Dickens à une certaine longueur, banale à l’époque, mais aussi à une écriture au fil de l’eau, sans possibilité de revenir sur ce qui a déjà été publié, voire à quelques réajustements lorsque quelqu’un se reconnaît dans un personnage et formule des menaces ? Autrement dit : Dickens est-il plus libre et plus spontané dans les 200 ou 250 premières pages de cette édition qui en compte 947 ? En tout cas, ce sont les meilleures de ce roman d’apprentissage très autobiographique qui voit naître son personnage éponyme, David Copperfield, le voit grandir et devenir un homme respectable auteur de sa propre histoire et fier d’un beau succès : le roman se termine pour ainsi dire quand David, double de Dickens, a fini de publier le sien (le même). Sur cette question la première phrase annonce la couleur :  


Vais-je devenir le héros de ma propre biographie, ou bien ce rôle sera-t-il joué par quelque autre personne, c’est ce que le présent ouvrage devra démontrer.


Mais c’est surtout l’enfance de David qui compte. Devenu adulte, le personnage se dilue, s’efface un peu, ses contours s’estompent dans la vertu et la tempérance, pour laisser place à la résolution de plusieurs intrigues (comme la recherche de la petite Emilie par son oncle M. Peggotty ou des affaires judiciaires moins palpitantes), à des coïncidences énormes mais opportunes, aux circonvolutions, lamentations et lettres d’adieu à répétition de M. Micawber. Choses plaisantes entre autres grâce à leur mise place dans le récit immédiatement passionnant de l’enfance de David. Il y aura l’idylle amoureuse en deux temps et à retardement de David (et Dora) et Agnès, qui se mêle d’amitié. Il y aura aussi la relation de David à sa tante, Betsey Trotwood (l’évolution de cette relation si réjouissante), la consolidation de l’amitié avec Tommy Traddles, et la figure d’Uriah Heep.

 
 "Time Enough at Last", Twilight Zone, S1e8, 1959


Un mot sur lui. Le nom d’Uriah Heep, déjà. Et la beauté des noms des personnages et des personnages de Dickens de façon générale : le début de Great Expectations bien sûr (« My father’s family name being Pirrip, and my Christian name Philip, my infant tongue could make of both names nothing longer or more explicit than Pip. So I called myself Pip, and came to be called Pip.« ), souvenir aussi de la façon dont Burgess Meredith se délecte de les énumérer de sa diction lente et articulée à son patron ou sa femme, tous indifférents, dans le génial épisode de La Quatrième dimension intitulé « Time Enough at Last », assez de temps enfin, pour lire, pour lire les pavés de Dickens.

Et la figure, donc, d’Uriah Heep. Car cet antagoniste marque au fond moins par ses actes que par sa figure. Cette maigreur, ces longs bras, ces longues mains, ces longs doigts, ces gestes étranges de serpent, cette façon qu’il a de s’insinuer, de s’immiscer, d’écouter aux portes, d’être toujours là, de fouiner, de se glisser dans les dossiers de son patron, dans sa vie. Uriah Heep, si « maudeste », avec ce nom inoubliable est une anguille, et il prolifère dans le livre et dans la vie des autres comme un poison, lent et méthodique, fourbe et invisible, ne se livrant pas mais faisant parler, récoltant tout ce qu’il lui faut pour nuire sous ses dehors de discret secrétaire servile et dévoué. Uriah n’a rien de l’opposant grandiloquent, il est tout l’inverse, il est mielleux et insaisissable, et l’on retient moins ses faits et ses gestes et manigances que son nom, sa silhouette, ses mains, sa voix (faut-il que le texte ait une immense force d’évocation), sa présence.

 Mais le début du roman est la partie magistrale pour moi. Dans le premier chapitre, Dickens écrit :


(…) je crois que le don d’observation chez un grand nombre de tous jeunes enfants est d’une précision et d’une rigueur tout à fait merveilleuses. En vérité je pense qu’il est plus juste de dire, de la plupart des adultes qui sont remarquables à cet égard, qu’ils n’ont pas perdu cette faculté, plutôt que de dire qu’ils l’ont acquise (…)


Dickens parle de lui, et ce don d’observation (qui se double presque toujours d’un sens de l’humour, de l’ironie plutôt, délicieux) s’exerce tout au long du roman, notamment quand il s’agit de saisir, avec malice et au fond avec bonté, les travers, plus ou moins grands, des personnages.

Le début du roman, c’est l’absence du père, inconnu de David. Puis les premiers rapports à la mère et à cette tante, Miss Trotwood, qui semble d’abord de simple passage, très agaçante, et qui se révèlera complètement dans un second temps, quand David, ayant tout perdu (se vivant d’abord comme un colis perdu, puis comme un chien abandonné, puis comme le gibier d’un ogre en arrivant au collège – cette peur d’être mangé au cœur déjà d’Oliver Twist – enfin comme un être purement invisible quand il rentre chez lui où sa mère berce un autre enfant – scène terrible), retournera chez elle avec méfiance et trouvera une femme incroyable, qui passera son temps à l’appeler Trot, et qui lui vouera un amour inouï (comme celui qu’elle voue à son passionné de cerf-volants – étonnante femme que cette Betsey). L’arrivée ensuite, terrible pour David, du nouveau prétendant de sa mère, et de la sœur de ce dernier, les Murdstone (tout est dans le nom), avec leurs méthodes d’éducation destructrices (Dickens en dit long sur l’inefficacité totale de la rigueur et de l’autorité, de l’apprentissage bête et méchant, de l’éducation des enfants comme dressage de chiens, des ordres et des punitions). Et face à ces démons-là, la nourrice, l’adorable miss Peggotty.

Trois portraits de femmes remarquables : la mère, la tante, la nourrice. Un personnage masculin aussi, Steerforth, rencontré au collège, qui exerce une fascination immense sur le jeune David, lequel gagnera son amitié en se faisant conteur d’histoires à la veillée dans le dortoir, fort de tous les livres lus dans le silence imposé de son foyer, et dont on croit, Steerforth, qu’il jouera le rôle d’un grand Meaulnes pour lui, alors qu’il sera finalement remplacé par le souffre-douleur du surveillant général du bahut (l’institution scolaire de l’époque en prend aussi pour son grade), le jeune Traddles, lui aussi très remarquable et très touchant, qui passe son temps à dessiner des squelettes, et qui, quand David perd sa mère (pages puissantes où Dickens dit le mélange de peine réelle et de vanité qui se joue dans le chagrin de David, qui l’éprouve profondément et le surjoue pourtant dès qu’on le regarde – autres belles pages, celles où David réalise qu’il ne reverra jamais sa mère en pensée que sous l’aspect, si lointain soit-il, de sa plus éclatante jeunesse), a ce geste inoubliable pour nous lecteurs :


 Je ne racontai pas d’histoire ce soir-là, et Traddles tint à me prêter son oreiller. Je ne sais pas quel bien il pensait que cela me ferait, car j’en avais un à moi ; mais c’était tout ce qu’il avait à prêter, le pauvre garçon, à l’exception d’une feuille de papier à lettres couverte de squelettes, et cette feuille il me la donna au moment de notre séparation pour apaiser mes peines et contribuer à la paix de mon esprit.

 


Mais par-delà tous ces personnages, si vivants dans la mémoire du lecteur de Dickens, l’invention de ce roman qui me touche le plus au vif, au point qu’elle constitue pour moi, sans que je sache bien pourquoi et sans raison solide, le cœur du livre, et que cette image est la première qui me vient à l’esprit quand je songe à David Copperfield, c’est le bateau-maison où vivent notamment M. Peggotty et sa petite Emilie, et où Miss Peggotty emmène David pour laisser le champ libre aux ébats de sa mère et de son prétendant M. Murdstone.


(…) jusqu’au moment où nous arrivâmes sur la morne étendue désertique que j’avais déjà vue de loin ; alors Ham dit :  
– Voilà notre maison, là-bas, M’sieur Davy ! 
Je regardai dans toutes les directions aussi loin que je pus porter mon regard sur l’étendue déserte, et vers la mer, et vers la rivière, mais pour ma part je ne découvris aucune maison. Il y avait une espèce de péniche noire, ou de bateau désaffecté, qui n’était pas loin, échoué sur le sol, avec un tuyau de fer qui en sortait en guise de cheminée, et fumait très confortablement ; mais rien d’autre en fait d’habitation n’était visible, à mes yeux du moins. 
– Ce n’est pas cela, dis-je, ce bâtiment qui a l’air d’un navire ? 
– C’est ça, M’sieur Davy, répondit Ham. 
S’il s’était agi du palais d’Aladin, avec l’œuf de rock et le reste, je suppose que je n’aurais pas été plus séduit par l’idée romantique d’y habiter. Il y avait une porte exquise découpée dans le flanc et le bateau était recouvert d’un toit, et il avait de petites fenêtres ; mais son charme merveilleux venait de ce que c’était un vrai bateau qui avait sans aucun doute été des centaines de fois en mer, et qui n’avait jamais été destiné à être habité sur la terre ferme. C’était là ce qui me captivait en lui. S’il avait jamais été fait pour être habité, j’aurais pu le trouver petit, ou mal commode, ou solitaire, mais n’ayant jamais été prévu pour un tel usage, il devenait une demeure parfaite.


Suit une première description de l’intérieur, propre et bien tenu, avec l’horloge hollandaise, la commode, le plateau à thé, les images coloriées tirées de la bible sur les murs, des crochets dans les poutres du plafond, des caisses qui servent de renforts de sièges. Puis :


Tout ceci, je le vis du premier coup d’oeil, aussitôt après avoir franchi le seuil (ce coup d’oeil de l’enfance, conformément à ma théorie), et alors Peggotty ouvrit une petite porte et me montra ma chambre. C’était la chambre la plus parfaite et la plus désirable qu’on eût jamais vue… à l’arrière du bâtiment ; avec une petite fenêtre, là où passait jadis le gouvernail ; une petite glace juste à ma hauteur, clouée au mur et encadrée de coquilles d’huîtres ; et un bouquet d’algues dans une timbale bleue sur la table. Les murs, passés à la chaux, étaient blancs comme du lait, et le couvre-pieds multicolore me fit vraiment mal aux yeux par son éclat. Une circonstance que je remarquai particulièrement dans cette maison exquise fut l’odeur de poisson, si pénétrante que quand je tirai mon mouchoir de ma poche pour m’essuyer le nez, je trouvai qu’il sentait exactement aussi fort que s’il avait servi à un homard.


Tout est un peu laid, les coquilles d’huitre autour du miroir, le bouquet d’algues dans la timbale, le couvre-pied multicolore qui fait mal aux yeux, et l’odeur de poisson qui baigne le tout. Dit comme ça, on peut s’imaginer la pire chambre du monde. Ce serait la pire si elle se trouvait dans une maison habituelle. Et pourtant c’est la plus désirable qu’on eût jamais vue. Parce qu’elle est dans un bateau. Et qu’avoir une chambre dans un bateau, pour l’enfant David, même si la chambre fait mal aux yeux et pue le homard, encore plus si elle est pleine de coquilles, d’algues et d’iode, c’est un rêve inouï. Comme on le comprend.

Ensuite David rencontre M. Peggotty, le frère de sa nourrice, qui l’accueille en cette demeure.  


Après le thé, quand la porte fut fermée et que toute la maison fut bien calfeutrée (car les nuits étaient alors froides et brumeuses), elle me parut être la retraite la plus délicieuse que pût concevoir l’imagination de l’homme. Entendre le vent se lever sur la mer au large, savoir que le brouillard s’avançait sur l’étendue plate et désolée du dehors, regarder le feu et se dire qu’il n’y avait d’autre maison que celle-ci dans le voisinage, et que celle-ci était un bateau, c’était comme un enchantement. La petite Emilie avait surmonté sa timidité et elle était assise à côté de moi sur le plus petit et le plus bas des coffres ; il était juste assez grand pour nous deux, et il tenait juste dans le coin de la cheminée.

 
Jack London sur son bateau « le Roamer », 1911


Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, Jack London fait le chemin inverse, dans les premières pages d’un petit livre intitulé Construire une maison dans sa traduction française aux éditions du Sonneur, traduit par Anne-Sylvie Homassel :


Et puisqu’il est question de maison, j’en construis une à l’heure qu’il est et puis vous garantir qu’elles ne sont pas nombreuses, les maisons auxquelles on a autant réfléchi qu’à celle-ci. Je vais vous en dire quelques mots. Tout d’abord, il n’y aura ni jardin, ni clôtures, ni pelouses, ni fleurs. Ladite maison mesurera environ quatorze mètres sur quatre et demi en son point le plus large, précision utile. Ce qui signifie qu’elle sera – veuillez excuser ce vain commentaire – plus étroite que large.  

Les détails se plieront à l’économie générale. Il n’y aura ni véranda, ni porche, ni grand escalier. Je dois avouer à ma grande honte que les quelques marches qui s’y trouveront seront d’une extrême raideur. Les chambres mesureront deux mètres dix sur deux mètres dix ; l’une sera plus petite encore. De toute façon, à quoi sert une chambre, sinon à y dormir ? Il n’y aura pas de couloir, Dieu merci. Les pièces sont faites pour être traversées. Pourquoi s’embarrasser d’un lieu de passage ? 

La salle de bains sera un tout petit peu plus vaste que la baignoire la plus exiguë – ce qui la rendra facile à entretenir. La cuisine ne sera pas vraiment plus grande – ce qui simplifiera la tâche du cuisinier. Pas de salon, mais une belle pièce à vivre – de quatre mètres sur un mètre quatre-vingt, aux murs tapissés de livres : elle servira aussi de bibliothèque et de fumoir. Et comme de ce fait, le plancher ne sera pas utilisé, c’est là aussi que nous prendrons nos repas. Soit dit en passant, ce genre de pièce restant vacant la nuit, on pourra y faire dormir le cuisinier et l’aide. Mon caractère est ainsi fait que je déteste le gâchis : pourquoi gaspiller un si bel espace que nous n’occupons pas la nuit ? 

 Mes idées, me direz-vous, manquent d’ampleur ? Ah, j’ai omis de vous préciser ceci : la maison que je suis en train de vous décrire est destinée à flotter sur les océans ; ma femme et moi allons faire le tour du monde à son bord pour les sept ans à venir, au moins. Autre oubli de ma part : il y aura également une salle des machines pour un moteur de soixante-dix chevaux, une dynamo, des batteries, etc., des citernes d’eau douce pour les longues semaines que nous passerons en mer, de la place aussi pour quarante-cinq mille litres d’essence, des extincteurs et des gilets de sauvetage ; et une grande remise, pour y entreposer les vivres, les voiles de rechange, les ancres, les aussières, les cordages et mille et une autres choses. 


Dickens fait d’un bateau une maison, London d’une maison un bateau, qui, voyageur insatiable, économisa sur ses premiers petits jobs pour s’en payer un, de bateau, le Razzle-Dazzle, sur la baie de San Francisco, et qui voudra faire le tour du monde sur le Snarck, avec sa femme en effet, voyage qu’il relatera dans un livre. Habiter sur les flots. Et la maison-belle de London sera politique et sociale, comme lui et comme son œuvre, conçue pour épargner au maximum les domestiques si domestiques il doit y avoir, et leur accorder autant de repos et de douceur que possible. (Plus tard London fera bâtir une grande et solide maison, refusant le factice et l’apparat qui le répugnent à San Francisco, mais elle brûlera juste avant d’être finie, ce qui lui vaudra bien de la peine).

Chez Dickens, le bateau est ancré sur la plage et sur la page à tout jamais, et il est à l’image du roman, qui ne décolle jamais vraiment. Le voyage y est, mais il se déroule en coulisses, c’est celui de M. Peggotty qui cherche désespérément à retrouver Emilie. Il sera raconté une fois terminé, et ce sera un échec, puisque c’est finalement David qui retrouve, par hasard, non pas à l’autre bout du monde ou de l’Italie mais non loin de chez lui, la trace de sa petite amoureuse de jadis, qui s’asseyait sur le petit coffre près de lui, près de la cheminée.

David Copperfield, roman d’apprentissage, roman d’aventure en cela, si l’on peut dire (Whitman s’en inspirera pour son Vie et aventures de Jack Engle, où l’aventure ne sera pas beaucoup plus tournée vers le voyage), mais roman qui reste à quai, à l’ancre. Racontant la vie d’un homme sur un millier de pages, on peut s’attendre à la grande aventure, au départ, au mouvement et retour. Non, c’est plus ou moins la vie de Dickens (qui certes voyagea un peu, notamment aux Amériques, en France et en Italie) que celle de David, et Dickens n’est pas London, l’aventure de David sera donc concentrée dans l’enfance et dans l’énergie consacrée, adulte, à écrire l’enfance. C’est déjà une aventure, et pas des moindres.

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