'Le jour où Mr Prescott est mort' (1952-63) de Sylvia Plath : elle n'était plus là

crédit : photo de l'auteur

 

Recueil publié par La Table ronde (collection La Petite Vermillon) en 2017 (première publication 1990). Réunit l’essentiel des nouvelles de Sylvia Plath (par ailleurs poétesse, Ariel, diariste et romancière américaine, autrice d’un unique roman, La Cloche de détresse, publié peu avant son suicide le 11 février 1963). Nouvelles traduites par Catherine Nicolas.

La préface est signée Ted Hugues, célèbre poète anglais (auteur de l’excellent Contes d’Ovide) et époux de Sylvia Plath. Je ne m’étendrai pas sur la polémique autour de leur relation (séparés un an avant la mort de S. Plath, Hugues exécuteur testamentaire, suspecté par des critiques d’avoir détruit la dernière partie du journal de son ex-femme, d’être responsable de sa mort et de celle, six ans plus tard, de sa maîtresse, également suicidée ; la tombe de Hugues est encore régulièrement profanée par des admirateurs·trices de l’écrivaine), mais je dirai simplement que cette préface est aussi froide qu’inutile voire assez détestable (Hugues parle, en vrac, de la « faiblesse » de certains textes, de Sylvia Plath comme d’un « peintre de natures mortes », d’une forme d' »impuissance », de « restriction au réel », du « peu d’objectivité », d’une imagination « gelée »…). Pudeur ? Excès de critique préventive pour devancer des critiques admirateurs de la poésie de Plath possiblement déçus devant à sa prose ? Froideur et arrogance ? Je l’ignore.

Place aux textes de Sylvia, pleins de forces.


Pour l’heure, Norton traînassait, laissant sa femme aller en éclaireur. Sa silhouette gracile et vulnérable s’atténuait et vacillait alors qu’entre eux la brume se faisait plus épaisse. Elle se retirait dans une tourmente de neige, dans une chute d’eau blanche ; elle était nulle part. 

Le Cinquante-neuvième ours


Ce qui perce constamment dans toutes ces nouvelles, c’est la tentation de disparaître et le mal-être des femmes dans la société anglaise corsetée et patriarcale. Dans le même texte, Sylvia Plath est très claire :


Ainsi qu’il l’avait deviné, la petite excursion solitaire de Sadie fut loin d’être une partie de plaisir. Le trou d’eau bouillonnait assez fort, il était d’une nuance de bleu parfaitement exquise, mais un coup de vent capricieux lui projeta la vapeur chaude en plein visage et faillit l’ébouillanter à mort. De plus, quelqu’un, un garçon ou un groupe de garçons, lui avait adressé la parole sur les planches et avait tout gâché. Une femme seule ne pouvait jamais avoir la paix ; une femme seule était une invite ambulante à toutes sortes d’impudences.

Le Cinquante-neuvième ours


Sylvia Plath standing beside her bicycle, Marblehead, Massachusetts, 1951,(c) Marcia B Stern/Mortimer Rare Book Collection, Smith College, Northampton, Massachusetts


Dans cette autre nouvelle, Elizabeth passe son temps à rêver du moment où elle parviendra à dire à son frère Henry, qui la rabaisse sans cesse et dont la voix « dégoulinait d’hypocrisie, grosses gouttes de beurre dorées », ce qu’elle pense d’une façon si terrible qu’elle lui clouera enfin le bec ; ça commence comme ça :

 
Ah si seulement Henry n’était pas aussi difficile, soupira Elizabeth Minton en redressant une carte sur le mur du cabinet de travail. Si suprêmement difficile. Un instant, elle s’appuya, songeuse, sur le bureau d’acajou, ses doigts flétris, veinés de bleu, ouverts sur le sombre bois verni.

En cette fin de matinée, la lumière du soleil se répandait en carrés pâles sur le sol et les particules de poussière flottaient, baignées d’air lumineux. Par la fenêtre, elle voyait le miroitement plat de l’océan vert de septembre qui s’incurvait bien au-delà de la ligne brouillée de l’horizon.


Dimanche chez les Minton


La force de Sylvia Plath, dans ces textes, ce sont ces images à la fois simples et terribles sur lesquelles elle attire notre attention, comme des gros plans horrifiques (« sur le bureau en acajou, ses doigts flétris, veinés de bleu, ouverts sur le sombre bois verni » : l’acajou, sa matière, son verni, sa couleur sombre, sa température qu’on imagine, la flétrissure des doigts, déformés parce que appuyés, et le volume et la couleur des veines bleues, et le mot, dans la traduction, « ouverts », monstrueux).
La question de l’horizon et de sa ligne incurvée est récurrente, comme dans ce passage étonnant dans cette autre nouvelle où la narratrice est un double enfant de l’autrice :


Je heurtais du pied les galets ronds et aveugles. Ils n’y prêtaient pas attention. Ils s’en fichaient. Je supposais qu’ils étaient heureux. La mer valsait dans le néant, dans le ciel – en ce jour paisible, la ligne d’horizon était presque invisible. J’avais appris à l’école que la mer enveloppe le ventre du monde comme un manteau bleu, mais ce que je savais ne correspondait pas vraiment à ce que je voyais – l’eau attirée à mi-hauteur dans le ciel, un rideau plat et lisse, les traînées baveuses des vapeurs à l’horizon. A ce que j’en savais, ils tournaient sans cesse autour de cette ligne. Qu’y avait-il derrière ? « L’Espagne », disait Harry Bean, mon ami aux yeux de chouette. Mais mon esprit de clocher ne se laissait pas avoir aussi facilement. L’Espagne. Des mantilles, des châteaux d’or et des taureaux. Des sirènes sur les rochers, des coffres de joyaux, le fantastique. A tout moment, la mer qui ne cessait d’avaler et de cracher pouvait en faire échouer un morceau à mes pieds. Comme un signe.

Un signe de quoi ?

Un signe d’élection, et de singularité. Le signe que je n’étais pas bannie à jamais. Et je vis bel et bien un signe. De la chair d’un varech, encore brillant, à l’odeur fraîche et humide, sortit une petite main brune. De quoi s’agissait-il ? Que voulais-je que ce fût ? Une sirène, une infante d’Espagne ?

Ce que c’était ? Un singe.

Pas un vrai singe, mais un singe de bois. Lourd de l’eau qu’il avait absorbée et balafré de goudron, il se tenait accroupi sur son piédestal, lointain et sacré, bizarrement étranger avec son long museau.

Océan 1212-W


Bon il y a le retournement du « signe » en « singe », mais c’est probablement et seulement l’effet de la traduction. Ce qui compte ici c’est de s’assurer qu’on fait partie du monde, même si les galets s’en fichent. En faire partie c’est recevoir un signe. Or le signe ici est encore une fois morbide, cette petite main brune qui sort de la « chair d’un varech, encore brillant, à l’odeur fraîche et humide ». Un noyé quoi. De bois certes mais un noyé. Lourd de l’eau absorbée et balafré.


Faust (2012), film d’Alexander Sokurov


Cet élan vers l’eau, la noyade, ophélisation, revient souvent, comme à nouveau dans Dimanche chez les Minton, dans le quotidien d’Elizabeth, qui « avait l’étrange sensation de se fondre en une autre, sa mère peut-être. Après toutes ces années d’indépendance, il était étrange, bien étrange en vérité, qu’elle se retrouvât avec Henry, une fois de plus ramenée à des obligations domestiques » :


Dans les profondeurs de l’évier, l’argenterie heurtait le cristal en discrets tintements qui allaient crescendo. Elizabeth plongea les dernières assiettes dans l’eau savonneuse et les regarda s’incliner puis sombrer.


C’est aussi l’écart entre ce qu’Elizabeth imagine à l’intérieur de son propre crâne vu en coupe :


Elle pensait maintenant à ce que ce serait dans sa tête : une pièce sombre et chaude, avec des lumières de toutes les couleurs dansantes et vacillantes, comme autant de lanternes réfléchies dans l’au, et des images fugitives sur les murs embrumés, suaves et estompées comme des toiles impressionnistes. Les couleurs seraient éclatées en petits fragments teintés, et le rose de la peau des dames serait celui des fleurs, et le bleu lavande des robes se mêlerait aux lilas. Et de quelque lieu secret s’élèveraient doucement des violons et des cloches.


Des cloches de détresse. L’écart donc, entre l’intérieur de ce crâne où tout est mouvement continu, images suaves et couleurs mêlées, emporté par la musique de plusieurs instruments, et le lieu où se dénoue le récit :


Plus bas, les vagues venaient se fracasser violemment contre la pierre qui servait de fondations aux planches : les grandes crêtes vertes demeuraient suspendues en une courbe de verre froid, veiné de bleu, puis, après un instant d’immobilité, s’écroulaient en une blanche houle d’écume, les nappes d’eau mordant la plage en fines feuilles de cristal étincelant.
 

Le fracas, les crêtes, le froid, les veines de nouveau, l’écroulement, la morsure. Et cet instant d’immobilité, de suspension, de rupture avec promesse d’effondrement. Et comme dans La Boîte à souhaits, où Agnès


vit l’insupportable perspective d’une suite ininterrompue de jours et de nuits d’éveil, sans vision, l’esprit condamné à une parfaite vacuité, sans la moindre image originale pour se protéger de l’assaut écrasant de tables et de chaises prétentieuses, autonomes. Elle risquait bien de vivre jusqu’à cent ans, songeait Agnès prise de nausée : dans sa famille, toutes les femmes vivaient longtemps.

La Boîte à souhaits


…et où Agnès donc ne vivra pas jusqu’à cent ans, ici Elizabeth fait un souhait au bord de l’eau, un double souhait.


La Nuit du chasseur (1956), film de Charles Laughton


Mais le passage que j’aime le plus dans ce texte et dans ce livre, c’est celui-ci :


Elle pensa alors au bureau de son frère, aux murs couverts de grandes cartes soigneusement dessinées, méticuleusement annotées. Dans sa tête, elle voyait les contours noirs tracés avec application et la légère couche de bleu bordant les continents. Il y avait aussi des symboles, se souvenait-elle. Des touffes d’herbes stylisées pour indiquer les marais et des taches vertes pour les parcs. 

Elle s’imagine en train de se promener, toute minuscule, escaladant les contours finement tracés pour ensuite redescendre, traversant péniblement l’ovale bleu et peu profond des lacs, se frayant un passage au milieu des mottes d’herbes raides et symétriques des marais. 

Puis elle se vit une boussole ronde à cadran blanc à la main. L’aiguille tournoyait, tremblotait, indiquait toujours le nord, où qu’elle se tournât. L’implacable exactitude du mécanisme l’irrita.

Dimanche chez les Minton


Il y a plusieurs choses dans cet extrait. D’abord la carte, la mélancolie de la carte, qui est liée toujours à l’enfance, qui est rêve, fantasme, joie et douleur. Il y a, encore, le fait de traverser les lacs, le doigt sur la carte, et de ne pas être sûr de trouver la rive. Et puis il y a cette boussole qui indique toujours le nord, la mécanique des choses, qui met terme à l’imagination et irrite.

Je pense alors à un autre écrivain et poète anglais que Ted Hugues. Je pense à D.H. Lawrence (que S.P. a lu bien sûr, elle l'évoque dans ses journaux), à sa haine du mécanique, à son amour du vivant, du sensuel, de la nature et du corps. Le corps d’Elizabeth, ce sont ces doigts flétris veinés de bleu sur l’acajou du bureau. Et cette nouvelle pourrait constituer le début d’un roman de Lawrence.


Sylvia Plath with typewriter in Yorkshire, September 1956,(c) Elinor Friedman Klein/Mortimer Rare Book Room, Smith College, Northampton, Massachusetts


Plusieurs fois dans le texte, et de plus en plus quand on approche de la fin, il est fait mention des tissus, des vêtements que porte Elizabeth et de leur contact avec le monde. Un contact froid, à l’intérieur des murs. Pour la ramener encore à l’identification à la mère et aux tâches ménagères accomplies tant de fois avant elle et dont elle prend la relève (« Tandis qu’elle s’affairait, sa jupe lavande effleurait en froufroutant l’austère mobilier ciré, et elle avait l’étrange sensation de se fondre dans une autre, sa mère peut-être »). On croirait lire un extrait du début de Lady Chatterley et l’homme des bois, quand Connie dépérit aux côtés de son mari infirme. Mais, à la fin de la nouvelle de Sylvia Plath, devant l’océan, c’est autre chose, car la nature, violente, puissante, vivante, s’en mêle :


C’était le mauvais vent. Soufflant par rafales capricieuses et subites, il jouait avec Elizabeth. Il ondoyait au bord de son jupon. Taquin, il lui soufflait une mèche de cheveux dans les yeux. Elle se sentait étrangement espiègle et joyeuse, secrètement ravie que le vent soit mauvais.

(…)

Sa jupe lavande ne cessait d’ondoyer et de fouetter ses jambes ; elle avait beau tenter de la retenir de ses doigts effilés et frêles, elle persistait à se relever comme par défi. 

Dimanche chez les Minton


Et bientôt :


Le vent redoublait et la jupe d’Elizabeth se souleva de nouveau, ondoya, se gonfla d’air. Elle vacilla dangereusement en lâchant la rambarde pour essayer de retenir son jupon. Ses pieds décollèrent des planches, se reposèrent, puis se soulevèrent encore jusqu’à ce qu’elle s’élevât brusquement pour flotter au gré du vent au-dessus des vagues, vers le large, petite graine d’herbe folle couleur lavande.


Le vent emporte Elizabeth et c’est de nouveau la tentation du suicide qui perce, chez cette écrivaine américaine, sœur de Virginia Woolf, qui se donne la mort à 31 ans, après le mariage avec Hugues, ses deux enfants, la publication de ses poèmes et le succès de son premier roman. Elle ne se plonge pas dans la rivière. Dans cet hiver 62-63, l’un des pires du siècle à Londres, et dans cet appartement où elle vient de s’installer après le début de sa procédure de divorce, où vécut le poète Yeats, elle met la tête dans sa gazinière, après avoir préparé le petit déjeuner des enfants, qui seront épargnés.

Rarement eu, en lisant un recueil de nouvelles, à ce point l’impression d’approcher une personne, de la connaître (et peut-être de l’aimer ?).


Gordon Lameyer – Sylvia Plath, 1950s


Et s’il y avait encore une autre tempête de neige ? 

Et encore une autre ?

Tempête de neige

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